CHAPITRE XI
Dès que les premières sinistres clartés de l’aube avaient point, Angam Weisse avait renvoyé ses hommes au rapport, malgré leur insistance à vouloir rester auprès de lui à l’heure de l’assaut des journalistes et des sanctions…
— Nous témoignerons pour vous, avait dit Qazé. Nous dirons qu’il s’agissait d’un sabotage et qu’il y avait des tueurs sur les toits pour…
— N’en faites rien, vous vous mettriez dans de sales draps. Qui vous croira ?
— Mais la preuve est là ! C’est votre ami Livkist qui a tout manigancé. Lui seul en dehors de vous a eu l’occasion de toucher les cristaux.
— On a fait pression sur lui. Probablement d’insupportables pressions, sinon il n’en serait pas arrivé là. Quant aux preuves… Elles disparaîtront avant l’ouverture de l’enquête, vous pouvez m’en croire. Pour moi, c’est fini. J’ai perdu. Et vous, je vous conseille de dire que vous n’avez rien vu, que vous ne savez pas ce qui s’est passé…
Et Weisse était resté seul auprès du cadavre de son ami, jusqu’à l’arrivée du fourgon mortuaire. Mais ce fourgon-là n’était pas ordinaire. D’abord parce qu’il arrivait trop tôt, et qu’il était escorté par deux ovobiles de la Milice. Celui qui paraissait être le chef était venu vers lui et lui avait tendu un papier, signé de la main d’un haut fonctionnaire.
— Nous emmenons ces corps à la morgue, avait-il dit brièvement.
— Qui vous a prévenus ?
— Ce ne sont pas des corps à être expédiés au four, avait éludé le policier en remettant son ordre dans sa ceinture.
Et Weisse avait dû se satisfaire de cette réponse. Les deux morts avaient été mis dans le fourgon avec une rapidité suspecte qui n’avait pas trompé le prévôt.
— Je vous accompagne, avait-il dit.
— C’est inutile, croyez-moi. N’ayez crainte, nous nous chargeons d’eux.
— Où les conduisez-vous ?
— Je vous l’ai dit, prévôt : à la morgue.
— Quel numéro ?
— Celle du Secteur 64.
Et le convoi avait fait demi-tour, laissant Weisse planté au milieu de la rue, en proie à de sombres pressentiments. Alors il avait décidé de rentrer au poste pour faire son rapport. Il avait eu la surprise de constater que la porte de son bureau était verrouillée. Il s’était aussitôt rendu chez Vilka. Celui-ci lui avait tendu trois feuilles dactylographiées, sans lever les yeux.
— Signez ça, Weisse.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Votre rapport.
— Je suis assez grand pour exécuter mes rapports moi-même. D’autant que celui-ci est certainement un faux. Savez-vous où se trouve Livkist à l’heure qu’il est ?
— Mais certainement. Il a été muté dans un Secteur Périphérique.
Weisse avait serré ses mâchoires à les briser.
— Je peux utiliser votre interphone ? Le mien est hors d’usage…
Vilka avait acquiescé, toujours sans oser lever la tête. Angam avait composé le numéro de la morgue.
— Vous avez dû réceptionner deux corps, ce matin, par l’entremise d’une patrouille de Miliciens qui…
A l’autre bout de la ligne, la préposée avait juré ses grands dieux qu’elle n’avait aucune idée de ce dont il parlait. Weisse s’était énervé, mais rien n’y avait fait… En désespoir de cause, il avait joint le haut fonctionnaire qui avait signé l’ordre.
— Justement, je tenais à vous appeler car une malencontreuse erreur a été commise par le capitaine de cette patrouille, lui avait-il été répondu. Figurez-vous que les deux corps dont vous me parlez ont été conduits par mégarde au Four Public ! C’est proprement incroyable. Il s’agit d’une inconcevable méprise dont l’auteur a été mis à pied, vous pouvez m’en croire. J’ignore ce qui s’est passé. Probablement une malencontreuse contusion. Je suis désolé de cette bévue… Prévôt ? Prévôt Weisse ?
Mais Angam avait déjà raccroché. Un sourire sarcastique et dangereux flottait sur ses lèvres. Il n’avait pas été vraiment surpris. Vilka le regardait, maintenant, avec un air de chien honteux presque comique. Il avait avancé un document près de l’interphone, d’une main tremblante…
— Veuillez lire ceci, Weisse…
— C’est inutile. Vous oubliez que je suis presque aussi ancien que vous dans ce métier.
— Rendez-moi votre fusil. Vous êtes expulsé de la Milice pour irresponsabilité.
Weisse avait reçu l’ordre comme un coup au cœur, malgré tous ses efforts pour dissimuler ses sentiments. Au fil des années, son fusil était presque devenu le prolongement naturel de sa main. Il le jeta à contrecœur sur le bureau.
— Mais je ne signerai rien, avait-il prévenu.
Et il avait tourné les talons, non sans avoir jeté avant de sortir — Du moins vous aurai-je offert une retraite confortable. C’est la moindre des choses, entre vieux… Quand il était sorti dans la rue, que commençait à envahir la foule, il avait alors senti tout le poids de son abattement et de sa solitude. Il était rentré à pied, ne s’arrêtant qu’une fois pour lire le gros titre de la gazette officielle : L’ECHEC D’ANGAM WEISSE ! NOUS ABANDONNONS DEFINITIVEMENT LE PROJET D’INSTA UR ATION DES NOUVELLES PATROUILLES DE NUIT, déclare le Coordinateur Baney… »
Le piège s’était refermé sur Angam Weisse. Maintenant, il était assis au bord du trottoir, à parcourir l’article du journal. Pas un mot sur les cristaux sabotés ou les tueurs dissimulés sur les toits. Weisse était traîné dans la gadoue de bout en bout du papier. Ecœuré, il le ficha dans une poubelle. Restait la cassette. C’était sa dernière arme il fallait expliquer ce à quoi servaient exactement les Montreurs de Rêve. Dévoiler le secret de l’appareil vidéo-psy. Il se rua chez lui, mais une surprise de taille l’attendait. La maison était dans un désordre indescriptible. Tous les objets étaient éparpillés, brisés, éventrés. Le coffre mural était ouvert. Il avait été vidé de son contenu. Dix mille sars… et la cassette. Weisse sentit le sang se retirer de ses veines. La police et les journaux diraient qu’il s’agissait d’un simple cambriolage crapuleux… Sur un coup de désespoir, Angam courut vers la porte, prêt à se jeter dans la première salle de rédaction qu’il rencontrerait sur son passage et tout dire, tout révéler ! Et puis il se ravisa. Aucun journaliste n’oserait publier de telles déclarations. Et quand bien même il pousserait la conscience professionnelle à le faire, le numéro serait mis à l’index par la censure, à peine sorti de la presse… Non, il fallait se rendre à l’évidence il n’y avait aucune échappatoire possible. Weisse se laissa tomber sur une chaise déchiquetée et se passa une main moite sur le visage. Jamais de sa vie, il n’avait imaginé se trouver dans une situation aussi pénible. Si encore il avait au moins pu comprendre, percer le mystère de toute cette incroyable machination… Le Commandeur Général ! Oui, c’était une solution. Il devait joindre le Commandeur Général, le Maître de Xuban en personne. Lui l’écouterait peut-être et…
Le bruit d’ovobiles s’arrêtant sèchement devant la porte interrompit le cours de ses sinistres réflexions. Il alla jeter un coup d’œil à la fenêtre. Un frisson lui parcourut tout le corps des véhicules de l’Asile… C’était à prévoir, bien qu’il eût caressé l’espoir que cette chose lui serait épargnée. Il avait été trop loin. Il constituait un danger mortel pour ses ennemis.
Les quatre infirmiers, accompagnés de deux miliciens, s’entretinrent un instant sur le trottoir, mettant au point leur plan de bataille… Au même instant, un petit garçon jaillit d’une ruelle et escalada le perron quatre à quatre.
— Mak ! s’écria Weisse en le laissant entrer pour aussitôt refermer le battant derrière lui. Bon sang ! Que viens-tu faire ici !
— Mon oncle Kalf veut bien vous parler. C’est ma mère qui m’envoie… pour vous le dire…, laissa tomber le gamin essoufflé par sa course.
L’esprit de Weisse se mit à travailler à toute vitesse. Il avait perdu l’espoir de jamais revoir Mak et Kalf. Et cette possibilité s’offrait à lui trop tard… Déjà des coups étaient frappés à la porte. Il prit brutalement sa décision.
— Il faut filer d’ici, Mak. Connais-tu un coin pour me mettre à l’abri ?
— Je connais tous les trous du Secteur Détruit.
Personne ne viendra t’y chercher. Mais enlève ta veste de prévôt. Tu risques de te faire remarquer.
Weisse réalisa qu’il était toujours en uniforme. Il arracha plus qu’il n’ôta ses vêtements, pour n’enfiler qu’une chemise et un pantalon neutres. Les coups redoublèrent contre le battant.
— La fenêtre de la cuisine, souffla-t-il à Mak.
Cette fois, les infirmiers entreprenaient de tout défoncer. Mais Weisse se laissait déjà tomber avec l’enfant dans la cour. Agiles comme des singes, ils grimpèrent sur un haut tas d’ordures et se hissèrent jusqu’à la première fenêtre de la maison voisine. Ils ne pouvaient en effet courir le risque de déboucher dans la Voie 8, sous le nez des miliciens… Ils s’introduisirent dans la demeure – fort heureusement désertée par ses habitants – sans être vus, et gagnèrent la porte de secours ouvrant sur une impasse. De sorte qu’ils débouchèrent deux minutes plus tard dans la Voie 10, derrière le pâté de maisons… Mais au même instant, un ovobile tourna l’angle de l’avenue à toute allure. Weisse entraîna aussitôt Mak dans la première ruelle qu’ils découvrirent. Une sirène stridente éclata derrière eux. La chasse commençait. Le policier était mieux placé que quiconque pour savoir que le gibier s’échappait rarement, quand une alerte pareille était donnée. Les patrouilles se mettaient à sillonner les secteurs dans tous les sens, sans laisser filtrer un bout de papier qui ne fût contrôlé… Ce ne serait pas facile que de traverser les mailles du filet, d’autant que Mak commençait à tirer la jambe. Alors Weisse enfila le réseau de ces petites venelles torves qu’il connaissait si bien, pour se mêler à la populace douteuse. Son jeune complice ne s’y trouvait pas moins à l’aise que lui, et ils firent si bien à eux deux qu’ils surent éviter tous les îlotiers, bien que souvent, le danger passât fort près…
Ils n’atteignirent les abords du Secteur Détruit qu’après deux bonnes heures de cette course épuisante, rendue plus pénible encore par tous les artifices qu’il avait fallu déployer pour brouiller la piste ou passer inaperçu… Mak signifia que c’était lui le guide désormais. Sa mère avait élu un nouveau domicile, situé plus au nord que le précédent et plus enfoui dans les ruines. Il fallut encore se faufiler dans les décombres, dans ce monde étrange et pratiquement parallèle. S’il devait trouver un refuge sûr, assurément c’était par ici qu’il devait le chercher. Ils ralentirent donc leur allure, et parvinrent une vingtaine de minutes plus tard à la nouvelle tanière de Myra. Il s’agissait d’une galerie de dimensions plus larges que la précédente, creusée au fond d’un trou d’obus de quinze pas environ de diamètre. L’endroit était quasiment désert, même en plein milieu de la journée.
Myra dut les entendre car elle sortit en toute hâte de la tanière, et accueillit Angam d’un franc bonjour. Celui-ci lui expliqua sa situation en quelques mots sans trop entrer dans les détails pour ne pas l’effrayer plus que nécessaire.
— Tes petits copains de la Milice ne viendront pas te chercher ici, sois tranquille. C’est rempli d’une armée de coupe-jarrets que la seule vue d’un uniforme met en transe. Tu as bien fait de quitter le tien.
— Quoi qu’il en soit, je ne suis plus de la milice. On m’a éjecté.
Tandis qu’il reprenait son souffle, Weisse dévisagea la femme avec insistance. Non, elle ne portait plus aucune trace de sa « maladie ». Son visage avait recouvré ses traits réguliers, non dénués d’un certain charme malgré leur maigreur et les rides qui l’accusaient. Ses cheveux longs et filasse étaient rejetés en arrière, cascadant en mèches désordonnées sur ses épaules étroites et osseuses. Elle rit de ce qu’il s’attardait involontairement sur ses formes agréables et ses longues jambes que révélait cette nouvelle robe, dont il se demanda d’où elle pouvait provenir, car d’excellente confection. Puis il songea que ce n’était guère le moment de s’attacher à de pareils détails, tout en se promettant de poser la question plus tard.
— Vous êtes exténué, dit Myra. Entrez vous reposer. Mak va rester à faire le guet dehors.
Weisse ne fit aucune difficulté pour obéir. C’était vrai qu’il était passablement harassé, sans doute plus moralement que physiquement. Il pénétra dans la tanière et s’installa aussi confortablement qu’il put au fond. Il allongea sans déplaisir ses membres fourbus. Myra lui tendit à boire et à manger, puis le laissa s’endormir. Il avait à peine fermé les yeux qu’il fut happé par un tourbillon de rêves étranges et féeriques.
Et, tout au fond de son sommeil, il eut conscience que des lèvres effleuraient son front. Des lèvres aimantes et maternelles…